Pourquoi l'indemnisation judiciaire des victimes de contrefaçon n'est-elle pas toujours efficace ?
L’indemnisation des victimes d’acte de contrefaçon relève incontestablement des questions irritantes. En dépit des dispositions spécifiques du code de la propriété intellectuelle, l’indemnisation des titulaires des droits reste trop souvent insuffisante. Le constat n’est pas nouveau ainsi qu’en atteste un article du Professeur Michel Vivant paru dans le recueil Dalloz en 2009, « Prendre la contrefaçon au sérieux » : « Chacun sait, en effet, que les réparations octroyées sont dans l’immense majorité des cas dérisoires et la formule qui consiste, quand un droit n’est pas exploité, à condamner le contrefacteur à payer ce qu’il aurait payé s’il avait obtenu une licence est même une claire incitation à la contrefaçon ».
Dans une étude comparée sur les dommages et intérêts alloués dans le cadre des actions en contrefaçon en France, au Royaume-Uni et en Allemagne, de janvier 2014, le Ministère du Redressement Productif (étude réalisée par FIDAL INNOVATION, la DGCIS et FIDAL) constatait, sans réelle surprise, que « les montants des dommages et intérêts alloués par les tribunaux allemands et britanniques s’inscrivent dans des tranches plus élevées que ceux alloués par les tribunaux français ».
A qui la faute ? Au législateur, incapable de fixer des principes clairs ? Aux juges, réfractaires à la « monétisation » du procès ? A la victime – et à son avocat -, défaillante dans la preuve de ses préjudices et de leur quantification ? Aux préjudices, tangibles mais rebelles à toute méthode d’évaluation ?
Force est d’admettre que la « faute » est partagée. Axé sur la reconnaissance effective des droits de la victime et le bien fondé de la mise en cause du contrefacteur, le procès et, partant, la décision qui en résulte, aboutit, comme exténué par tant d’efforts, au constat, bâclé, des préjudices et de leur incompréhensible quantification.
Pourtant, les outils juridiques nécessaires pour corriger ce constat existent bel et bien. Leur pleine application se heurte néanmoins à des réflexes judiciaires motivés par la hantise du « profit indu » et à la sacralisation du principe de la réparation intégrale, ainsi qu’à des pratiques peu rigoureuses quant à l’identification des préjudices et au calcul des dommages et intérêts.
Ces deux obstacles, juridique et factuel, n’ont rien de rédhibitoire si l’on daigne préférer aux formules creuses un minimum de rigueur juridique et de pragmatisme.
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En synthèse de cette étude, on retiendra que :
- L’application pure et simple de la réparation intégrale conduit à vider l’article L.331-1-3 du CPI de sa substance tout en méconnaissant l’effet dissuasif voulu par la directive 2004/48 en son article 3.2.
- Le principe de la réparation intégrale, sans valeur constitutionnelle, comprend deux aspects : la réparation intégrale des préjudices et l’absence d’enrichissement indu de la victime. Il ignore ce faisant tout aspect dissuasif.
- Le « pouvoir souverain des juges du fond » dans l’évaluation du préjudice sans contrôle de la Cour de cassation, associé à une motivation sommaire des décisions, conduit à des quantifications incompréhensibles.
- Toutefois, s’agissant de l’article L.331-1-3 du CPI, la Cour de cassation exige que l’ensemble des préjudices visés par ce texte soient pris en compte pour la fixation des dommages et intérêts (19-81203).
- L’article L.331-1-3 du CPI, en ce qu’il vise à indemniser toutes les conséquences économiques négatives ainsi que les bénéfices réalisés par le contrefacteur conduit à une indemnisation théoriquement supérieure aux préjudices effectivement subis.
- Si la directive écarte le mécanisme des dommages-intérêts punitifs, son article 13 se borne à rappeler que tous les préjudices subis doivent être indemnisés, aucune référence à l’absence de « profit indu » pour la victime ne figurant du reste dans ce texte.
- La directive prévoit en son article 3.2 que l’indemnisation de la victime d’une contrefaçon doit être dissuasive.
- A défaut de caractère dissuasif, toute indemnisation purement réparatrice est une incitation à la contrefaçon : le risque judiciaire ne peut dissuader le contrefacteur de violer les droits des tiers.
- Un effet dissuasif, nécessaire et voulu par le législateur européen, conduit nécessairement à déployer toutes les potentialités indemnitaires de l’article L.331-1-3, à savoir l’indemnisation effective distincte du manque à gagner, des pertes subies, des autres conséquences économiques négatives et du préjudice moral tout en y intégrant les bénéfices, largement entendus, réalisés par le contrefacteur.
- Une telle démarche ne heurte pas le rejet des dommages et intérêts punitifs puisque l’indemnisation n’est pas fonction de la gravité des actes de contrefaçon ou de la bonne ou mauvaise foi du contrefacteur.
- La Cour de cassation rappelle constamment que le juge est tenu de chiffrer les préjudices constatés en se fondant sur l’ensemble des éléments produits aux débats, dans les limites des demandes formées par la victime, même si ces éléments ne donnent qu’un chiffrage approximatif du préjudice identifié.
- L’application, non effective, du principe rappelé ci-dessus permettrait pourtant de résoudre bon nombre de difficultés pratiques.
- Si les juges doivent apprécier distinctement chaque item visé à l’article L.331-1-3, la jurisprudence actuelle des juges du fond refuse de procéder à un cumul sans argument convaincant. Cette approche très contestable met à mal tout le mécanisme.
- La méthode analytique de calcul des dommages et intérêts, préjudice par préjudice, permet d’appréhender largement les préjudices économiques, notamment, via la notion de « conséquences économiques négatives ».
- Il est indispensable que la victime fournisse un maximum d’éléments chiffrés permettant, à défaut d’un chiffrage précis de chaque préjudice démontré, de dessiner une cartographie financière de toutes les incidences économiques de la contrefaçon : investissements réalisés pour la création des œuvres concernés, ressources affectées à la promotion et à la commercialisation de ces œuvres, ressources affectées à la lutte contre la contrefaçon et, en tout état de cause, barèmes, factures et tarifs applicables.
- L’indemnisation forfaitaire prévue par l’article L.331-1-3 présente un intérêt pratique manifeste lorsque l’évaluation des préjudices se heurtent à d’insurmontables difficultés. Le choix de la solliciter se heurte néanmoins à l’incertitude qui entoure son évaluation judiciaire.